À l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, nous avons souhaité mettre en lumière le concept de « contrôle coercitif », de plus en plus utilisé par le grand public pour comprendre les violences faites aux femmes par leur conjoint. Mais de quoi s’agit-il réellement et quel est l’intérêt de se saisir de cette notion ? Pour le comprendre, nous avons interrogé Gwénola Sueur, doctorante en sociologie, et Pierre-Guillaume Prigent, docteur en sociologie, qui travaillent autour de cette question depuis plusieurs années, notamment à travers des entretiens avec des femmes victimes de violences conjugales.
1. La notion de « contrôle coercitif » n’est pas nouvelle
La notion de contrôle coercitif est de plus en plus évoquée dans les médias pour aborder la question des violences conjugales. Mais il ne s’agit pas d’un concept nouveau ou révolutionnaire. « La notion de contrôle coercitif sert à recontextualiser la violence conjugale. Mais on l’étudiait déjà dans les années 70 », explique Pierre-Guillaume Prigent. « Mais ça sert à dire que les violences conjugales, ça n’est pas juste de la brutalité physique, ou l’œuvre d’un homme fou qui va devenir extrêmement violent physiquement. Le contrôle coercitif,prend en compte les enjeux de pouvoir entre hommes et femmes », explique Pierre-Guillaume Prigent. « Ce modèle ressemble à celui du modèle français de la Stratégie de l’agresseur théorisée par le Collectif féministe contre le viol », précise Gwénola Sueur.
L’intérêt du concept de contrôle coercitif, c’est d’aller au-delà d’un simple recensement des violences physiques et psychologiques que peut subir une femme victime de violences conjugales. « Cela prend en compte un contexte d’inégalité structurelle entre les hommes et les femmes. On peut résumer le contrôle coercitif à la prise en compte des 3 C : le contexte, les comportements, les conséquences. Donc on ne va pas résumer cela uniquement à la violence psychologique, économique ou physique. En prenant en compte le contexte, on inclut aussi la manière dont madame est privée de ressources », ajoute Pierre-Guillaume Prigent. « Le contrôle coercitif se fonde sur le contrôle social des femmes tel que pensé par la sociologue britannique Jalna Hanmer dans les années 1980.» « Mais durant les entretiens, les dames utilisent les termes qu’elles souhaitent : abus, emprise… Pour nous les expressions utilisées sont importantes pour comprendre le contexte des violences conjugales, comment les techniques de l’agresseur, qui sont entremêlées, se sont mises en place », ajoute Gwénola Sueur.
2. Le contrôle coercitif a pour but de dominer et contrôler l’autre partenaire
Le contrôle coercitif se distingue par une dynamique de domination et de contrôle, où un partenaire exerce un pouvoir sur l’autre [1]. Les caractéristiques principales du contrôle coercitif incluent la restriction de l’autonomie et de la liberté de l’autre partenaire. Cela peut se manifester par des actions telles que l’isolement social, où l’individu impose des limitations sur les interactions sociales de sa partenaire, en limitant ses contacts avec sa famille, ses amis ou d’autres sources de soutien. Le contrôle coercitif peut également se manifester par une surveillance, où l’agresseur exerce un contrôle intrusif sur la vie privée de sa partenaire, surveillant ses communications, ses déplacements et ses activités en ligne. Le contrôle financier est souvent utilisé comme un moyen de maintenir le pouvoir et le contrôle dans la relation.
Dans de nombreuses sociétés, les normes de genre traditionnelles favorisent une dynamique de pouvoir inégale dans les relations intimes, où les hommes sont socialement et culturellement encouragés à exercer un contrôle sur leurs partenaires. Ces normes de genre peuvent légitimer le contrôle coercitif en tant que moyen pour les hommes de maintenir leur supériorité et leur autorité dans la relation. « Les femmes subissent des injonctions permanentes de la société sur la manière dont elles doivent se comporter, s’habiller etc. Les hommes violents s’appuient sur ces injonctions-là pour exercer leur pouvoir », explique Pierre-Guillaume Prigent.
3. Il s’agit d’un cycle de violence qui se répète
On parle souvent de cycle de la violence conjugale qui comprend des phases de tension, d’explosion de violence, suivies de phases de réconciliation. La première phase du cycle est celle de la tension accumulée, où des conflits mineurs ou des tensions latentes commencent à se manifester dans la relation. La deuxième phase est celle de l’explosion de violence. Dans cette phase, la tension accumulée atteint un point de rupture et se manifeste par des actes de violence verbale, émotionnelle, voire physique, de la part de l’agresseur. La troisième phase est celle de la réconciliation ou de la lune de miel. Après l’explosion de violence, l’agresseur peut exprimer des remords, des excuses ou des promesses de changement. Cette phase est souvent marquée par des gestes d’affection, des apologies, voire des cadeaux, dans le but de rétablir une apparence de normalité dans la relation. La victime peut être amenée à croire que l’agresseur a changé ou qu’il mérite une autre chance, ce qui peut renforcer le cycle de violence.
« C’est une manière d’identifier les mécanismes et de comprendre comment les violences conjugales fonctionnent. Mais à travers le contrôle coercitif, on va aussi regarder les conséquences chez les dames, la modification de leurs comportements, comment cela influe sur les interactions avec l’agresseur, qui va s’adapter en permanence. La notion permet de rendre visible la dynamique de contrôle et de coercition » , ajoute Gwénola Sueur.
4. Il existe différentes formes de contrôle
Le contrôle coercitif se manifeste à travers diverses tactiques visant à restreindre l’autonomie et la liberté de l’autre partenaire [2]. « La définition qui fait consensus, c’est celle de Stark qui dit que le contrôle coercitif est une conduite qui vise à maintenir le pouvoir en utilisant différentes tactiques », précise Pierre-Guillaume Prigent. « Dans ma thèse j’ai identifié huit tactiques : isolement, privation de ressources, contrôle, intimidation, dévalorisation, confusion, sur-responsabilisation (qui va un peu au-delà de l’inversion de la responsabilité) et violence. »
Parmi les formes les plus courantes de contrôle coercitif, on trouve également le contrôle financier, où l’agresseur exerce un pouvoir sur les ressources financières de sa partenaire, la rendant dépendante économiquement, mais également une surveillance, quand l’agresseur surveille de près les activités et les interactions de sa partenaire, créant ainsi un climat de méfiance et d’insécurité. L’agresseur peut aussi isoler délibérément sa partenaire de ses amis et de sa famille, réduisant ainsi ses sources de soutien, ou encore utiliser des tactiques manipulatrices pour contrôler les émotions et les pensées de sa partenaire.
Le contrôle coercitif s’exprime aussi souvent par le contrôle des activités, quand l’agresseur dicte le quotidien de sa partenaire, limitant ainsi son autonomie et sa liberté. « On est dans l’idée que c’est intéressant de mettre la notion de contrôle coercitif dans la pratique [3], mais pas forcément dans la loi. L’intérêt principal de la notion c’est de permettre aux gens de mieux comprendre les violences conjugales. Mais on a vu que l’inscrire dans la loi n’est pas très efficace», explique Pierre-Guillaume Prigent [4]. « Les quelques jurisprudences qui mentionnent le contrôle coercitif le font pour des situations qu’elles décrivent comme du « terrorisme intime », avec une violence particulièrement intense. Alors que ça n’est pas que ça. Il peut y avoir des intensités différentes, et ça n’est pas qu’intime mais social. »
5. Il faut du temps pour sortir d’une situation de contrôle coercitif
Les victimes de violences conjugales peuvent souffrir de problèmes de santé mentale tels que l’anxiété, la dépression et le stress post-traumatique. « Il y a un impact évident sur le comportement des femmes : on constate souvent un sentiment de déréalité, une réduction de l’espace mental, de l’angoisse, parfois une dépression. Mais surtout un impact sur le comportement », explique Pierre-Guillaume Prigent.
Les critiques constantes, les humiliations et les intimidations infligées par l’agresseur sapent l’estime de soi de la victime, semant le doute et la confusion quant à sa propre valeur et ses capacités. La victime peut commencer à internaliser les messages négatifs de l’agresseur, ce qui peut conduire à une baisse de l’estime de soi, de la confiance en soi et à des sentiments de honte et de culpabilité. « Par exemple on a mené un entretien avec une dame, qui était constamment dénigrée lorsqu’elle conduisait. Son conjoint lui disait qu’elle n’était pas prudente, qu’il valait mieux que ce soit lui qui conduise, etc. Et bien à la fin, elle ne conduisait plus, elle pensait qu’elle ne savait pas conduire », ajoute Gwénola Sueur.
En tant que proche d’une personne en situation de violences conjugales, de contrôle coercitif, il existe des recommandations pour aider, au-delà d’une orientation vers une association spécialisée. « Le Collectif féministe contre le viol préconise de faire l’exact inverse de l’agresseur. Il l’isole ? On la soutient. Il la dévalorise ? On la valorise. Etc. », explique Pierre-Guillaume Prigent. « Des applications comme Mémo de Vie, qui permettent de noter chaque jour ce qui se passe, peuvent être utiles aussi. En se relisant, elle reprend pied dans la réalité, le conjoint visant à la rendre confuse », ajoute Gwénola Sueur.
L’un des problèmes de la sortie d’une situation de contrôle coercitif, c’est l’exercice conjoint de l’autorité parentale, qui fait que le contrôle coercitif se poursuit par l’intermédiaire des enfants », ajoute la sociologue. « Et ça, ça n’est pas qu’un problème de loi. Aujourd’hui la coparentalité est sacrée dans notre société, il faudra un changement des représentations », conclut Pierre-Guillaume Prigent.
Pour aller plus loin > notre dossier sur les violences intrafamiliales.
[1] Stark, E. (2009). Coercive control : The Entrapment of Women in Personal Life. Oxford University Press.
[2] Prigent, P.-G. (2021). Les stratégies des pères violents en contexte de séparation parentale : contrôle coercitif, complicité institutionnelle et résistance des femmes [thèse de doctorat en sociologie, Université de Bretagne Occidentale, Brest]. https://www.theses.fr/s146670
[3] Côté, I. et Lapierre, S. (2021). Pour une intégration du contrôle coercitif dans les pratiques d’intervention en matière de violence conjugale au Québec. Intervention, 153. https://revueintervention.org/numeros-en-ligne//153/pour-une-integration-du-controle-coercitif-dans-les-pratiques-dintervention-en-matiere-de-violence-conjugale-au-quebec/
[4] Prigent, P.-G. et Sueur, G. (2024 janvier 27). Les limites à l’incrimination du « contrôle coercitif » : état des lieux et perspectives. Dans Des savoirs criminologiques aux pratiques professionnelles. Association Française de Criminologie, Paris. https://hal.science/hal-04435662