A l’occasion de la semaine de la mémoire organisée tous les deux ans par l’Observatoire B2V des mémoires, nous vous proposons de vous plonger à la découverte des liens entre mémoire et traumatismes. Comment fonctionne-t-elle ? Quels sont les liens avec le TSPT, avec les gènes ? Qu’est-ce que l’amnésie ? Comment peut-on se rappeler collectivement d’un événement ?
Mémoire et trauma
Comment fonctionne la mémoire ?
Se souvenir ou pas d’un événement passé, d’un visage, d’une émotion ressentie au cinéma… Derrière tout cela se cache une fonction que tout le monde utilise sans forcément bien la connaître : la mémoire. Vous ne savez absolument pas comment fonctionne la mémoire ou bien vous avez tout oublié de ce que vous pensiez savoir sur la mémoire ? Pas de panique, on reprend les bases ensemble.
On peut tout à fait se souvenir d’une table de multiplication apprise à l’école il y a des dizaines d’années, et pas du tout du début de cet article qu’on vient pourtant de lire… En effet, il n’y a pas une mémoire, mais des mémoires. On les divise en général en trois grands types.
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Au tout début de notre voyage se trouve la mémoire sensorielle. C’est la première étape de la mémoire. Elle implique la réception temporaire des informations sensorielles provenant de nos sens, tels que la vue, l’ouïe, le toucher, le goût et l’odorat. Ces informations sont stockées très brièvement, généralement moins d’une seconde, et agissent comme une sorte de tampon sensoriel.
Vient ensuite la mémoire à court terme ; également appelée mémoire de travail, cette étape consiste à sélectionner, organiser et traiter activement les informations sensorielles. La capacité de la mémoire à court terme est limitée. Les informations qui ne sont pas répétées ou traitées de manière significative sont rapidement oubliées.
Enfin, on trouve la mémoire à long terme : Cette étape implique le stockage à long terme des informations importantes. La mémoire à long terme peut stocker une quantité quasi illimitée d’informations pendant de longues périodes. Elle est divisée en plusieurs sous-catégories, dont la mémoire épisodique (souvenirs d’événements spécifiques), la mémoire sémantique (connaissances générales) et la mémoire procédurale (habiletés).
D’accord mais comment ça marche ?
Au-delà des différents types de mémoire, on distingue aussi plusieurs processus associés à la mémoire et qui permettent à celle-ci de « fonctionner ».
- L’encodage
Le processus d’encodage consiste à transformer les informations sensorielles ou à court terme en une forme qui peut être stockée dans la mémoire à long terme. L’encodage peut se faire de différentes manières, notamment par répétition, association avec des informations existantes ou par des techniques de mémorisation. - Le stockage
C’est la manière dont on « conserve » les informations au sein de notre mémoire, dont on les range à tel ou tel endroit. Ce processus prend plus ou moins de temps en fonction de l’encodage qui le précède. - La récupération
C’est le processus par lequel nous rappelons et extrayons des informations de la mémoire à long terme lorsque nous en avons besoin. La récupération peut être influencée par divers facteurs, tels que les indices, l’état émotionnel, la cohérence du codage initial, etc.
C’est quoi le lien avec le trouble de stress post-traumatique ?
On ne peut pas vraiment parler de stress post-traumatique sans parler de trouble de la mémoire… Les deux sont en effet intrinsèquement liés ! L’un des symptômes principaux du trouble de stress post-traumatique est un trouble de la mémoire. « C’est ce qu’on appelle le « syndrome de reviviscence » », explique Francis Eustache, neurologue et président du conseil scientifique de l’observatoire B2V des mémoires, dans une vidéo mise en ligne sur leur site. « Ce sont des intrusions, des images au sens large du terme, ça peut aussi être des sons, ça peut être des odeurs, qui sont déclenchées par des indices, c’est-à-dire des éléments qui ressemblent à la scène du traumatisme », poursuit le scientifique. En bref, une mémoire devenue incontrôlable et des souvenirs qui ressurgissent de manière intrusive, effrayante ou encore paralysante.
Faux souvenirs : panique en psycho
C’est la marque de fabrique de plusieurs « gourous » et autres faux thérapeutes : induire des faux souvenirs chez leurs victimes de manière à les couper de leurs proches pour mieux profiter d’elles. Dans le jargon de la lutte contre les dérives sectaires, on appelle ça le phénomène des « faux souvenirs induits ». Cela n’est pas nouveau ; depuis que ces faux souvenirs induits ont effrayé les Etats-Unis dans les années 80, cette pratique dangereuse revient régulièrement dans l’actualité. Au risque de décrédibiliser les victimes d’amnésie dissociative chez qui on mettrait en doute la véracité de leurs souvenirs retrouvés.
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C’est un souvenir glaçant, celui d’un père incestueux, qui viole Sophie, sa fille, alors qu’elle n’est qu’une enfant. Un souvenir qui relate l’interdit absolu, celui condamné par les tribunaux d’une lourde sentence. Mais cet après-midi d’avril 2012, ce n’est pas le père de Sophie qui se présente au juge. Car en réalité, ce souvenir est complètement faux. Ce jour-là, Benoît Yang Ting, le thérapeute de la quadragénaire, est accusé d’avoir induit chez Sophie des faux souvenirs, au cours d’une thérapie longue et très onéreuse – 238 000 euros, douze ans de séances. « Pendant trois à cinq semaines, on arrivait chez lui vers 7 h 30, on s’allongeait nu sur le divan et on restait immobile pendant six à huit heures », explique à la barre Sophie Poirot, d’après Le Monde. « Au bout d’un moment, on ne discerne plus ce qu’on a vraiment vécu ». A côté d’elle, une autre victime accuse Benoît Yang Ting de lui avoir induit des faux souvenirs, en l’occurrence des souvenirs de maltraitance parentale durant l’enfance. Bernard, 58 ans au moment du procès, est consultant en management. Il s’est rendu chez Benoît Yang Ting pendant 22 ans, avant de comprendre l’emprise sous laquelle il se trouvait. « J’étais persuadé qu’ils [ses parents] avaient voulu me tuer » a-t-il expliqué à la barre. « Il répétait que je n’avais pas réellement mal et qu’il fallait remonter dans le passé pour trouver l’origine de ma souffrance ». Jusqu’au jour où sa fille de 7 ans, qu’il avait emmenée consulter le thérapeute, sort de la séance en déclarant avoir été abusée par la nounou. En 2015, Le thérapeute a été condamné en appel à un an de prison avec sursis pour abus de confiance.
Le procès de Benoît Yang Ting a été le premier, en France, à porter sur la question des faux souvenirs. Mais ce concept n’est pas nouveau. Déjà décrit par Freud en 1896, il a surtout pris de l’ampleur aux Etats-Unis dans les années 80 et 90. A cette époque-là, de nombreuses victimes ont expliqué avoir retrouvé soudainement la mémoire, souvent au cours d’une thérapie, et ont déclaré se souvenir de traumatismes anciens – notamment d’abus durant l’enfance. Mais il a été démontré que tout cela était faux. En cause : des pseudos thérapeutes aux allures de gourous qui ont vu là une manière d’isoler leurs victimes de leurs cercles amicaux et familiaux de manière à mieux étendre leur emprise. Aux Etats-Unis, cette époque de psychose collective sera appelée la « Satanic Panic ». Une période durant laquelle de nombreux Américains vont être poursuivis pour des crimes terribles sur la base de témoignages qui s’avèreront induits par les enquêteurs. Cela a entraîné une vague de procès et de controverses sur la validité des souvenirs récupérés en thérapie.
Face à ce phénomène est créée, en 1992 aux Etats-Unis, la Fondation du Syndrome des Faux Souvenirs, réunissant entre autres des familles soudainement accusées d’inceste par leur enfant. En France, c’est l’association PsyfmFrance qui porte ce combat. En 2008, l’émission de France 2 « Les Infiltrés » s’intéresse à la question et filme en caméra cachée une thérapeute accusée d’induire chez ses patients des faux souvenirs d’inceste. Quelques minutes après le début de la première séance, durant lesquelles la journaliste infiltrée prétend la consulter pour comprendre son absence de désir, la pseudo-thérapeute affirme à la jeune femme que cela est le signe d’abus durant l’enfance, si violents qu’elle les aura complètement oubliés.
Les premières études
Elizabeth Loftus, psychologue américaine, est l’une des premières à avoir exploré la création de faux souvenirs, dans les années 1990. L’idée de cette recherche lui est venue lors d’un trajet en voiture, en 1991. À cette époque, Elizabeth Loftus était déjà réputée pour ses travaux sur la façon dont la mémoire peut être influencée. Pour démontrer la possibilité de créer de toutes pièces un souvenir fabriqué en situation expérimentale, elle s’est mis en tête de développer un souvenir marquant mais non traumatisant, comme se perdre dans un centre commercial pendant l’enfance. Après avoir proposé ce concept à ses étudiants, l’un d’eux a réussi à implanter avec succès ce faux souvenir dans la mémoire de son frère de 14 ans. Le jeune garçon a même produit des détails visuels très précis du faux événement.
Encouragée par ces résultats, Elizabeth Loftus a réalisé une étude plus poussée en recrutant des volontaires adultes pour créer de faux souvenirs d’enfance. Les résultats ont montré que certains participants ont pu former le souvenir de s’être égarés dans un centre commercial à l’âge de 5 ans, ce qui a été interprété comme une preuve de l’existence de faux souvenirs. A cette époque, le travail d’Elizabeth Loftus a divisé la communauté des psychologues, entre ceux qui soutenaient les souvenirs retrouvés en thérapie et ceux qui se préoccupaient des faux souvenirs. Ces « guerres de la mémoire » ont conduit à la remise en question des thérapies de récupération de souvenirs et à des condamnations de praticiens pour avoir manipulé leurs patients. Aujourd’hui encore, certains spécialistes du traumatisme continuent de critiquer ses positions, arguant que suggérer qu’il est facile d’induire de faux souvenirs peut remettre en cause la crédibilité des témoignages de personnes ayant vécu des expériences traumatisantes.
Ne pas confondre avec l'amnésie dissociative
C’est la mise en garde principale du Pr Wissam El Hage, psychiatre responsable du centre régional du psychotraumatisme Centre-Val de Loire. « C’est parfois une façon de se positionner en remettant en cause la véracité de certains souvenirs. Mais l’amnésie dissociative n’a rien à voir avec les faux souvenirs », prévient le psychiatre. « Un souvenir dissocié c’est un souvenir qui a été enregistré à un moment donné, mais qu’on a du mal à récupérer entièrement. Un faux souvenir c’est un souvenir qui n’a pas de mémoire source. »
Pour lui, impossible de confondre un souvenir qu’on dit dissocié, c’est-à-dire un souvenir qui redeviendrait dicible des années après un événements traumatisant par exemple, et un faux souvenir qu’on aurait volontairement implanté dans l’esprit d’une autre personne. Le souvenir dissocié serait plus précis, avec un début, une fin, du contenu, tandis que le faux souvenir ressemblerait davantage à une impression générale. Le faux souvenir est « de nature purement visuelle ou narrative », précise Wissam El Hage. « Alors que dans le souvenir traumatique ou d’une amnésie dissociée, on a aussi une composante émotionnelle, sensorielle et motrice en plus des autres composantes. »
Reste qu’à trop parler de faux souvenirs qui, on l’a vu, se développent dans des contextes très particuliers, le risque est bien là de remettre en cause la parole des victimes. La pseudo théorie du syndrome d’aliénation parentale (une théorie sans fondement scientifique qui vise à décrédibiliser la parole de l’enfant et de l’autre parent, en général la mère) s’est par exemple servi pour dénier les accusations de violence ou de maltraitance venant des enfants.
La mémoire dans les gènes
Et si nous pouvions “hériter” du traumatisme d’un ancêtre, comme on hérite de la couleur de ses yeux ou de toute autre particularité physique ? C’est ce qu’explorent les scientifiques à travers les notions de “traumatisme intergénérationnel” ou transgénérationnel. Des traces de l’événement traumatique vécu par un grand-parent ou un arrière-grand-parent pourraient ainsi être trouvés… dans nos gènes.
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Une image terrible réveillait souvent Ondine lorsqu’elle était enfant : celle de la tête d’un homme, au bout d’un pique, présentée à la foule. Ce cauchemar, elle l’a fait des dizaines de fois. “Tous les enfants font des cauchemars, moi j’en ai eu longtemps, toujours des scènes de violence très fortes”, raconte-t-elle. Aujourd’hui Ondine Khayat est devenue écrivain. Et de ces cauchemars dont elle a hérité de sa grand-mère, elle a écrit un roman sur le traumatisme transgénérationnel, Le parfum de l’exil . Elle l’a compris bien plus tard, mais cette scène d’horreur dont elle rêvait, et dont personne ne lui avait pourtant parlé dans sa famille, représentait la figure de son arrière-grand-père, mort durant le génocide arménien.
“On se rend compte à quel point on est dans une chaîne humaine, de façon très concrète et très mystérieuse”, explique doucement l’auteure, qui n’en est pas à son premier essai, puisqu’il s’agit de son neuvième roman. “Celui-ci a été directement inspiré par l’histoire de ma grand-mère paternelle, née à Marache, dans l’Empire ottoman. Elle a vécu le génocide arménien, dont on parle peu, mais aussi toutes les conséquences de l’exil.” Son père, l’arrière-grand-père d’Ondine Khayat, était un notable. Il fut assassiné et la scène rêvée par l’écrivain s’est réellement produite.
“Il y a, dans chaque famille, de lourds secrets, des loyautés invisibles, des fardeaux qui se transmettent de génération en génération. Nous sommes issues d’un peuple qui a beaucoup souffert. Chaque peuple porte en lui ses tragédies et ses espoirs. Nous formons une seule et même chaîne humaine, chacun de nous est appelé inlassablement à comprendre, apprendre, réparer. » – extrait de Le parfum de l’exil
“Ce qui est étrange, c’est qu’on ne m’avait donné aucun détail – en général, les personnes qui vivent ce genre de traumatismes ont du mal à en parler. Je suis remontée sur les traces de ma famille de manière absolue, en recoupant d’autres témoignages et c’est ainsi que j’ai compris l’origine de ma souffrance”, témoigne Ondine Khayat. L’écriture du roman lui a permis “d’apaiser” cette souffrance et ces symptômes qui s’apparentent à ceux du trouble de stress post-traumatique. « Quelque chose s’est libéré et s’est achevé avec l’écriture du livre”, poursuit l’auteure.
Une question d’épigénétique
Un traumatisme peut-il ainsi se transmettre de génération en génération ? Selon un sondage Ifop réalisé en 2019 pour l’Observatoire B2V des Mémoires, plus d’un Français sur deux pense qu’on peut présenter un trouble de stress post-traumatique sans avoir personnellement vécu un traumatisme. En réalité, il n’existe pas de « transmission du traumatisme » dans le sens où le traumatisme des parents occasionnerait un trouble de stress post-traumatique chez les enfants, mais a des effets psychologiques sur la descendance. Pour expliquer cela en partie, les chercheurs travaillent sur ce qu’on appelle l’épigénétique, la façon dont les gènes s’expriment en fonction de l’environnement. Et le mystère de cet héritage viendrait de là : lorsqu’on vit un stress intense, par exemple lors d’un événement traumatique, cela modifierait notre génome.
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Epigéné… quoi ?
On parle d’épigénétique lorsqu’on s’intéresse à la manière dont les gènes s’expriment. Nous avons un certain patrimoine génétique mais nos cellules vont faire appel à certains gènes et pas à d’autres en fonction de leur place et leur fonction dans notre corps. Or, l’expression, ou pas, de ces gènes peut être modifiée, par exemple par l’environnement. C’est à ces modifications qu’on s’intéresse en épigénétique. Ces changements sont réversibles. L’ADN n’est pas modifié, mais les gènes s’expriment ou sont “mis en sourdine” différemment.
“Ces modifications du fonctionnement génétique induites par l’environnement pourraient se transmettre sur plusieurs générations”, explique Ariane Giacobino, médecin et spécialiste de l’épigénétique, dans un ouvrage paru en 2018 . “Nous naissons avec probablement, sur nos gênes, certaines marques initialement déposées sur ceux de nos ascendants. Depuis peu, sans connaître encore le processus, on sait que ces marques sont réversibles”, poursuit la scientifique.
Intergénérationnel ou transgénérationnel ?
En général, on parle de transmission intergénérationnelle lorsque cela concerne deux générations, celle des parents qui ont vécu le traumatisme et celle de leurs enfants qui en ressentent des effets. On parle aussi de traumatisme transgénérationnel à propos de traumatismes plus anciens dans les générations (par exemple les personnes d’aujourd’hui qui descendent de victimes de la Shoah ou du génocide arménien).
En 2015, les chercheurs ont trouvé des preuves de transmission transgénérationnelle du traumatisme de l’Holocauste, à travers des symptômes de stress post-traumatique, de dépression ou encore d’anxiété. “C’est la première démonstration de la relation entre un traumatisme parental et des altérations épigénétiques évidentes, à la fois chez les parents mais aussi chez leurs enfants, et cela montre un aperçu de la gravité des traumatismes psychophysiologiques sur les effets intergénérationnels”, ont conclu les auteurs de l’étude.
Histoire : oubli nécessaire ou devoir de mémoire ?
Si le trouble de stress post-traumatique va de pair avec des souvenirs intrusifs et une incapacité à oublier, comment appréhender le devoir de mémoire des grands événements qui ont fait l’Histoire – et potentiellement le traumatisme de milliers de personnes ? Confrontés à des rappels de leurs traumatismes, les personnes à l’épreuve de trouble de stress post-traumatique ne prennent-elles pas le risque de réactiver leur traumatisme à chaque commémoration ? Petite histoire du devoir de mémoire et de son lien avec les victimes de l’Histoire.
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Chaque année, alors qu’approche la date du 13 novembre, les commémorations rappellent au monde l’horreur qui s’est produite à Paris, ce même jour de l’année 2015. Les programmes télé s’adaptent, certaines cérémonies sont organisées en présence d’élus et de citoyens inconnus, la presse écrite s’empare elle aussi du sujet et pose la question : quelle mémoire garde-t-on, collectivement et individuellement, de ces attentats ? Ces commémorations qui rappellent qu’on ne doit pas oublier et qui au contraire nous rattachent à un devoir de mémoire ne coulent pourtant pas de source.
A la question « Quels sont les attentats terroristes qui vous ont le plus marqué depuis l’an 2000 ? », posée par l’étude Credoc du Programme 13-Novembre, les réponses varient en fonction de l’année et de la saisonnalité. « Les attentats de janvier 2015 (Charlie-Hebdo, Hypercacher, policiers) suivent une évolution sinusoïdale qui en dit long sur l’impact et la responsabilité des politiques mémorielles au travers des commémorations et de la mobilisation des médias », explique Denis Pechanski, historien et directeur de recherche au CNRS, dans Mémoire au traumatisme. « C’est comme si, à chaque mois de janvier, cette forme de piqûre de rappel mettait en avant ces attentats avant de s’estomper le reste de l’année, comme l’indiquent les sondages effectués en mai et juin. »
Une expression récente
Le devoir de mémoire est un concept relativement récent dans l’Histoire, qui s’est développé dans les années 1990 à propos de la seconde guerre mondiale et notamment de la Shoah. « Le devoir de mémoire est le titre français donné en 1995 à un ouvrage posthume de Primo Levi, reprenant un entretien accordé en 1983 à deux historiens italiens », explique Olivier Lalieu, historien au mémorial de la Shoah, dans L’invention du « devoir de mémoire ». « Cette publication, comme la redécouverte de l’œuvre de cet auteur, popularise l’expression, dans le contexte du 50e anniversaire de la libération des camps. Or ce titre en forme de formule n’est pas de Primo Levi. Il a été choisi par l’éditeur parce qu’il est dans l’air du temps, détournant le contenu même d’un entretien où Primo Levi fait part de ses interrogations sur la postérité d’Auschwitz. »
Venant en contradiction de la tradition de l’amnistie, par laquelle les Etats, historiquement, imposaient l’oubli lors des traités de paix, l’expression « devoir de mémoire » a rapidement été critiquée par certains historiens, qui ont mis en garde contre cet impératif moral qui prendrait le pas sur le travail de recherche historique, scientifique. Mais elle a permis de souligner et de mettre en avant la figure de victime et de reconnaître leur statut.
Commémorations et réactivation du trauma
Reste à trouver la place des victimes dans ce devoir de mémoire et ses expressions. Dans une revue d’articles publiée en 2020, les auteurs se sont intéressés à la manière dont les victimes vivaient et réagissaient aux commémorations. « Vingt-six études empiriques ont examiné l’expérience du stress post-traumatique et du deuil après la commémoration » résument les auteurs. « La commémoration peut élever le niveau de stress et les réactions de deuil, mais elle est également vécue comme utile par de nombreuses personnes. »
Dès lors, faut-il y voir une expérience cathartique et un pas vers la résilience ? Au contraire de la réactivation du trauma, les commémorations collectives pourraient favoriser chez les victimes qui y participent un sentiment d’appartenance et constituer une forme de soutien social, le mouvement essentiel. « C’est un moment de communion et un moment de solidarité qui est très important pour nous. On commémore à la fois les morts, mais on pense aussi aux vivants et c’est pour ça qu’on aime se réunir », expliquait en 2020 à France Info Arthur Dénouveaux, président de l’association de victimes Life for Paris.
32 Go de résilience
Si la mémoire individuelle fonctionne à travers les trois grands processus d’encodage, de stockage et de récupération, comment cette organisation s’adapte-t-elle à la mémoire numérique ? Notre capacité à stocker des informations sur des clouds et des bonnes vieilles clés USB va-t-elle transformer notre mémorisation ? Nous avons discuté de tout cela avec Jean-Gabriel Ganascia, professeur d’informatique à la Sorbonne.
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« Je n’ai rien fait de mal »
“Aujourd’hui je me sens plus consciente, plus puissante aussi. Je ressens encore le trauma, mais j’ai l’impression d’avoir plus de contrôle.”
En 2022, les rencontres de la photographie d’Arles ont mis à l’honneur le travail de la photographe allemande Mika Sperling à travers l’exposition “I have done nothing wrong”. L’artiste a travaillé sur la question de l’amnésie dissociative, en lien avec sa propre histoire et les abus qu’elle a subis durant l’enfance. Elle a accepté de nous accorder une interview et de nous présenter son travail. Voici quelques-unes de ses œuvres, mélanges de photographies et de découpages.
« J’ai commencé à travailler sur le projet en 2019. Mon trauma s’est réactivé après la naissance de ma fille ; je me sentais extrêmement mal lorsque je la voyais en contact avec des hommes âgés. Ça me mettait très mal à l’aise. J’ai commencé à me demander pourquoi je ressentais ça. Dans le fond, je savais que j’avais été abusée par mon grand-père quand j’étais enfant, mais je m’accrochais à l’idée que tout allait bien. On n’en parlait jamais, c’était un sujet tabou. Et moi-même je le savais, mais je ne me le remémorais jamais. Je n’avais pas de raison de le faire.”
“Quand j’ai commencé à réagir comme ça avec ma fille, je me suis décidée à entamer ce travail photographique, pour faire en sorte que ça n’arrive pas à d’autres. Comment être sûre qu’il n’y ait pas “d’angle mort” dans ma famille ? C’est une histoire de confiance en fait. Je ne voulais pas devenir, vis-à-vis de mes enfants, la personne qui contrôle tout et qui ne fait confiance à personne. Le fait d’en parler, ça veut dire qu’il n’y a pas ce genre de secrets dans notre famille. C’est aussi une manière de dire à ceux qui voudraient faire du mal à mes enfants : ça ne restera pas secret, on en parlera, donc n’essayez même pas.”
“J’ai passé deux ans à travailler sur le projet, avec des longues pauses, dont j’avais besoin. J’ai voulu jouer avec la technique de découpage sur les photos que mon grand-père a prises de moi entre mes trois et mes treize ans. Il avait pris l’habitude de me prendre en photo et de mes les donner, avec mon nom inscrit au dos. Parfois d’ailleurs, je ne les ai utilisées que pour leur verso parce qu’il y avait d’autres membres de la famille sur la photo. Sur ces photos, il y a souvent un contact entre nous qui peut paraître anodin, mais qui ne l’est plus quand on sait qu’il y a eu des abus. D’autant que j’accompagne les photos découpées de légendes ; on comprend que quelque chose s’est passé.”
“Dans la troisième partie de ce travail, j’ai choisi d’écrire un monologue, qui résonne comme une confrontation de mon grand-père à propos de ce qu’il a fait. Cet échange se déroule tandis que nous jouons aux échecs – c’est mon grand-père qui m’a appris à jouer – et c’est à ce moment-là qu’il me dit qu’il n’a “rien fait de mal”. Il reste silencieux. Mon grand-père est mort il y a quelques années et a toujours nié.”
“J’ai suivi une thérapie durant l’élaboration de ce travail, mais je ne me suis pas concentrée sur les abus durant les séances. C’est le travail artistique en lui-même qui m’a aidé. Le fait d’en parler, aussi, avec d’autres personnes qui ont vécu des choses similaires. J’ai reçu un nombre incalculable de coups de téléphone après ça. Il y avait 5 millions de façons d’exprimer ce qui m’est arrivé. J’ai essayé plusieurs manières avant de trouver la bonne.”
“Aujourd’hui ma première fille a 5 ans. Bien sûr, elle ne comprend pas l’exposition, mais je ne lui cache pas. Elle s’est retrouvée souvent avec moi, au milieu des éléments de l’exposition. Je lui ai simplement dit que mon grand-père n’était pas une bonne personne, et qu’il m’avait fait du mal. Ce qu’elle a constaté pour le moment, c’est qu’elle pouvait récupérer de mon travail plein de papier coloré. Je suis contente de ne pas lui cacher ça.”
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