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L'amnésie dissociative

Il y a quelques mois, le Cn2r publiait un dossier sur les liens entre la mémoire et les traumas, en abordant la manière dont les souvenirs traumatiques peuvent être altérés, fragmentés ou même effacés. Dans la continuité de cette réflexion, nous revenons aujourd’hui sur un phénomène tout aussi intrigant : l’amnésie dissociative. Anciennement connue sous le nom d’amnésie psychogène et considérée alors comme un symptôme névrotique lié au refoulement, elle est aujourd’hui définie comme une incapacité à se souvenir d’informations autobiographiques importantes qui peuvent être liées à un traumatisme ou à un stress. Ce phénomène, classé comme un trouble dissociatif spécifique dans des manuels comme le DSM-5 et la CIM-11, peut également apparaître comme un symptôme dans le cadre d’autres pathologies, notamment le trouble de stress post-traumatique (TSPT).

Aujourd’hui encore, il reste l’objet de débats vifs au sein de la communauté scientifique, juridique et médicale. Elle a d’ailleurs été cœur d’un webinaire organisé en 2022 par le Cn2r, en collaboration avec le Olivier Dodier, pour aborder ses mécanismes, ses limites conceptuelles et ses implications. Ses implications cliniques et juridiques sont majeures : comment garantir une prise en charge adaptée pour les victimes, tout en assurant la fiabilité des témoignages dans les affaires de violences sexuelles ? Ce dossier se penche sur ces questions en explorant l’amnésie dissociative sous plusieurs angles, tout en mettant en lumière les récentes controverses scientifiques qui entourent ce trouble.

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Evolution d’un concept

L’amnésie dissociative a longtemps été au cœur des débats en psychologie et en psychiatrie. Au fil des siècles, sa conceptualisation a évolué, influencée non seulement par des avancées en psychologie, mais également par une meilleure compréhension des mécanismes neurobiologiques sous-jacents.

amnésie dissociative

Les prémices : la reconnaissance médicale de l’amnésie

Le concept d’amnésie en tant que trouble distinct a été formalisé dès le 18ème siècle par le médecin et botaniste François Boissier de Sauvages, qui, dans sa « Nosologia Methodica » (1763), classifie l’amnésie comme une abolition ou une diminution de la mémoire. Il distingue déjà les causes physiques des origines émotionnelles, ouvrant ainsi la voie à une compréhension plus nuancée des processus psychologiques qui pourraient expliquer des formes d’amnésie non associées à des lésions cérébrales.

Le 19ème siècle : les bases théoriques de la dissociation

C’est au 19ème siècle que la notion d’amnésie dissociative commence à prendre forme, notamment grâce aux travaux du Pr Théodule Ribot et du Pr Jean-Martin Charcot. Ribot introduit sa célèbre « loi de régression » en 1881, en postulant que la perte de mémoire suit un ordre temporel, en affectant en priorité les souvenirs récents, plus fragiles. Charcot, quant à lui, observe que des traumatismes émotionnels peuvent entraîner une rupture dans la continuité de la conscience et de la mémoire, une observation qui préfigure les futures théories de la dissociation.

Dr Pierre Janet : la naissance du concept moderne

Le véritable essor du concept moderne d’amnésie dissociative survient avec le Dr Pierre Janet, qui propose en 1894 l’idée de la dissociation comme un mécanisme de défense psychique face aux traumatismes, tout en reconnaissant le rôle des émotions intenses et d’une possible faiblesse psychique constitutionnelle dans sa survenue. Selon Janet, l’amnésie dissociative est une réponse psychologique, où certains souvenirs deviennent inaccessibles à la conscience normale pour protéger l’individu du traumatisme. Ses théories influencent considérablement la compréhension clinique de la dissociation et continuent de résonner dans les classifications modernes, notamment dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux-5 (DSM-5). Si ses idées sur la dissociation se sont largement diffusées dans les pays anglo-saxons, elles ont initialement suscité moins d’enthousiasme en France, où les théories freudiennes sur le refoulement dominaient le débat intellectuel. Ce n’est qu’à partir des années 1980, avec l’évolution des classifications des troubles mentaux et l’introduction de concepts liés à la dissociation dans le DSM, que les perspectives de Janet ont regagné une place notable dans le champ clinique français.

Freud et le refoulement

Au tournant du 20ème siècle, Freud et Breuer réévaluent les concepts janétiens de la dissociation en introduisant l’idée de refoulement. Alors que Janet concevait la dissociation comme une fragmentation passive de la mémoire — une incapacité psychique à intégrer certains souvenirs traumatiques dans la conscience ordinaire — Freud envisage le refoulement comme un mécanisme de défense d’avantage dynamique, au cours duquel des pensées et des souvenirs insoutenables sont maintenus hors de la conscience afin de préserver l’équilibre psychique. Dans leurs études sur l’hystérie (1895), Freud et Breuer, tout en citant Janet, enrichissent sa conception de la dissociation par une approche plus active, où le moi engage un processus délibéré de refoulement face à des contenus psychiques menaçants. Là où Janet décrivait une dissociation marquée par la scission automatique et involontaire de la mémoire, Freud et Breuer introduisent une barrière psychique défensive qui redirige et confine ces éléments vers l’inconscient, transformant ainsi l’interprétation de la dissociation en un acte de protection psychique plus élaboré.

Les évolutions des classifications

Avec le temps, l’amnésie dissociative a intégré les classifications officielles, notamment dans le DSM. Chaque nouvelle édition a apporté des précisions supplémentaires. Le DSM-3 (1980) marque une étape importante en introduisant la notion d’amnésie psychogène sous le terme de dissociation, une tendance confirmée dans le DSM-4 (1994) et, plus récemment, dans le DSM-5 (2013). Ces révisions successives ont contribué à formaliser et à affiner la définition de l’amnésie dissociative, précisant qu’il s’agit d’une perte de mémoire d’origine non neurologique, souvent liée à des événements traumatiques ou stressants.

L’acceptation clinique malgré la critique scientifique

Alors que le concept d’amnésie dissociative, particulièrement dans ses formes localisées ou sélectives, est encore bien ancré dans les pratiques cliniques et médico-légales, les preuves scientifiques à son soutien demeurent faibles et souvent insuffisantes. A ces lacunes méthodologiques mises en lumières dans des publications scientifiques récentes, s’ajoutent les barrières éthiques et déontologiques qui freinent les avancées scientifiques.

Selon la chercheuse en psychologie Géraldine Tapia, les barrières éthiques constituent un défi majeur pour la recherche sur l’amnésie dissociative : « Il est impensable de confronter intentionnellement des personnes à un événement traumatique dans le but d’en étudier le retentissement mnésique. »

Cette limitation rend difficile l’observation directe du phénomène d’amnésie dissociative en laboratoire, et la recherche doit donc souvent se reposer sur des études de cas ou des modèles animaux pour explorer les mécanismes sous-jacents Ainsi, l’amnésie dissociative semble aujourd’hui se situer dans une zone floue entre un intérêt clinique marqué et une légitimité scientifique questionnée.

ZOOM

L’amnésie dissociative, selon le DSM-5, se manifeste par une « incapacité à se souvenir d’informations autobiographiques importantes, généralement liées à des événements traumatiques ou stressants, et dont l’ampleur dépasse ce qui pourrait être attribué à un simple oubli ». La récupération de la mémoire se fait parfois spontanément après plusieurs heures, lorsque l’individu s’éloigne des circonstances traumatiques à l’origine de l’amnésie (DSM-5-TR).

Ce trouble touche la mémoire épisodique rétrograde et peut affecter des périodes allant de quelques heures à plusieurs décennies. Dans la majorité des cas, l’amnésie dissociative est disproportionnée : les individus peuvent perdre l’accès à de grandes portions de leur passé, tout en conservant leur capacité à former de nouveaux souvenirs et à accomplir des tâches quotidiennes. Certains oublient des périodes spécifiques (comme une relation stressante), tandis que d’autres peuvent même oublier leur propre identité.

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De plus, cette amnésie peut affecter la reconnaissance de visages ou d’objets familiers, et dans des cas rares, entraîner la perte de compétences acquises. Dans certains cas, l’amnésie dissociative peut être associée à une fugue dissociative, où l’individu se déplace sans se souvenir de son passé ni de son identité.

Description actuelle

Autrefois désignée sous les termes « amnésie psychogène » ou « amnésie fonctionnelle », l’amnésie dissociative est également connue sous le nom d’amnésie traumatique. Elle se manifeste par une amnésie autobiographique lacunaire ou globale, au point que l’individu peut perdre son identité et être retrouvé errant loin de son domicile si elle s’accompagne d’une fugue dissociative. Elle figure dans les manuels diagnostiques comme le DSM-5-TR et la CIM-11, où elle est classée parmi les troubles dissociatifs, et peut aussi apparaître comme un symptôme possible du trouble de stress post-traumatique (TSPT).

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Le terme dissociatif a remplacé celui de psychogène dans le DSM-4, jugé trop vague, bien qu’il reste encore utilisé dans certaines classifications, comme la CIM-10. La dissociation, telle que définie par Dr Pierre Janet en 1893, se réfère à un « rétrécissement du champ de la conscience » lié à un choc émotionnel ou traumatique intense, un concept souvent repris dans la compréhension moderne de l’amnésie dissociative (Janet, cité par Thomas-Anterion, 2017).

Par ailleurs, le terme « fonctionnel » est parfois employé pour caractériser ce type d’amnésie, notamment dans le cadre clinique. Ce terme indique que les structures cérébrales sont intactes, mais que leur fonctionnement est temporairement altéré. Il souligne la nature réversible de l’amnésie dissociative, sans lésions cérébrales observables.

Chiffres et caractéristiques

Une étude publiée dans The Lancet Psychiatry estime la prévalence de l’amnésie dissociative entre 0,2 et 7,3% avec un sex-ratio de 1:1, touchant principalement les 20-40 ans (Staniloiu & Markowitsch, 2014).

Les différentes formes

Localisée : oubli des évènements survenus durant un période spécifique.
Sélective : oubli de certains aspects d’une évènement traumatique.
Généralisée : perte de mémoire complète concernant l’identité et l’histoire de vie.
Systématisée : oubli des informations relatives à une catégorie spécifique, comme des personnes ou des évènements précis.
Continue : incapacité à se souvenir des évènements nouveaux à partir d’un certain moment, chaque nouvelle expérience étant immédiatement oubliée.

Les termes

Amnésie psychogène : terme plus large que l’amnésie dissociative, pouvant lier l’amnésie à un éventail plus large de mécanismes psychologiques (dissociation, suppression, évitement cognitif, oubli motivé, etc.)
Amnésie fonctionnelle : dont les troubles de la mémoire ne peuvent être attribués à des causes organiques ou psychologiques.
Mnestic block syndrome : blocage de la mémoire rétrograde causé par des effets psychologiques tels qu’un stress sévère ou un traumatisme psychologique.
Hysterical Amnesia : terme obsolète utilisé depuis la fin du 19e siècle pour décrire un trouble lié au stress entraînant une excitation émotionnelle extrême et une perte de mémoire.

Les modèles théoriques

Depuis les années 1990, plusieurs modèles théoriques ont tenté d’expliquer les mécanismes de l’amnésie dissociative, notamment dans le contexte du trouble de stress post-traumatique (TSPT). Dans une récente étude, Tapia et al. recensent les principaux modèles théoriques s’appuyant sur des données neurobiologiques et comportementales issues de recherches sur l’homme et l’animal (pour plus de détails, voir ci-dessous). Les auteurs soulignent qu’il n’existe pas de modèle théorique prédominant à ce jour pour expliquer l’amnésie dissociative. Cependant, les données actuelles convergent vers une altération des connexions entre le système cortico-hippocampique, qui gère la mémoire épisodique, et le système amygdalien, responsable du traitement des émotions.

Des connexions cérébrales perturbées

Les recherches en neuroimagerie corroboreraient cette hypothèse – de la rupture des connexions cérébrales entre le système cortico-hippocampique et le système amygdalien – montrant que, sous l’effet du stress, l’amygdale devient hyperactive, tandis que l’hippocampe et le cortex préfrontal voient leurs fonctions régulatrices diminuer. Cette désynchronisation, adaptative lors du traumatisme, entraînerait ainsi des perturbations dans la consolidation des souvenirs, lesquels demeurent fragmentés et inaccessibles à la conscience.

Des études animales viendraient également renforcer cette idée, en soulignant que cette rupture des connexions entre l’hippocampe, le cortex et l’amygdale est une réponse protectrice au moment du traumatisme. Cependant, ce mécanisme adaptatif peut laisser des séquelles durables, et notamment une amnésie dissociative caractérisée par une incapacité à intégrer les souvenirs dans leur contexte spatio-temporel.

Vers une meilleure compréhension des mécanismes

Les modèles scientifiques s’accordent pour dire que les souvenirs non intégrés dans un contexte temporel ou spatial restent difficilement accessibles à la conscience. Ce phénomène pourrait expliquer pourquoi certains patients souffrent de flashbacks ou de reviviscences, où les souvenirs réapparaissent sous forme d’émotions ou d’images sans structure narrative claire. Comme le souligne Géraldine Tapia :

ces souvenirs non intégrés sont particulièrement susceptibles de provoquer des reviviscences incontrôlées, liées à des déclencheurs externes

Layton et Krikorian (2002)

Hypothèse : l’amygdale se mobilise de manière exponentionnelle avec l’intensité émotionnelle, ce qui impacte la consolidation des souvenirs dans l’hippocampe.

Processus : lors de niveaux élevés de stress, l’amygdale commence à inhiber l’hippocampe, limitant la consolidation contextuelle en mémoire épisodique, ce qui impacte la consolidation des souvenirs.

Conséquences : les souvenirs sont donc principalement émotionnels et sensoriels, et leur intégration dans une mémoire épisodique contextuelle reste limitée.

Elzinga et Bremner (2002)

Hypothèse : un stress intense, lors d’un évènement traumatique, endommage l’hippocampe et le cortex préfrontal, tandis que l’amygdale s’active.

Processus : le cortex préfrontal échoue à inhiber les émotions générées par l’amygdale et l’hippocampe est incapable d’organiser les souvenirs de manière cohérente.

Conséquences : les souvenirs sont fragmentés, apparaissant sous forme de flashbacks incontrôlés.

Brewin et al. (1996)

Hypothèse : les souvenirs traumatiques se divisent en deux types : verbaux (VAM) ou situationnels (SAM).

Processus : les souvenirs VAM sont accessibles en mémoire consciente, tandis que les souvenirs SAM émergent des conditions rappelant le traumatisme.

Conséquences : les souvenirs VAM peuvent être intégrés et contrôlés, tandis que les souvenirs SAM provoquent des flashbacks incontrôlables en réponse à des déclencheurs spécifiques.

Des limites méthodologiques

Lors d’un webinaire organisé par le Cn2r en 2022, Olivier Dodier, chercheur en neuropsychologie, a dressé une analyse critique des limites méthodologiques et conceptuelles de l’amnésie dissociative. Il a notamment pointé la variabilité des prévalences observées dans les études rétrospectives et le manque de clarté sur les mécanismes précis de l’oubli traumatique. Il a également évoqué la nécessité d’explorer des explications alternatives, qui vont au-delà de l’amnésie dissociative.

L’enjeu des faux souvenirs dans l’amnésie dissociative

Dans le prolongement des critiques méthodologiques soulevées par Olivier Dodier, un autre point de discussion essentiel porte sur la formation de faux souvenirs. Le phénomène des faux souvenirs, souvent déclenché par des influences externes ou des processus thérapeutiques suggestifs, suscite des interrogations quant à la validité de certains cas d’amnésie dissociative. Les individus fermement convaincus de l’existence de l’amnésie dissociative semblent plus enclins à déclarer avoir vécu des épisodes de perte de mémoire, même en l’absence de preuves tangibles15 . Ce phénomène est particulièrement observé dans des contextes thérapeutiques, notamment lorsque des techniques telles que l’hypnose ou l’EMDR sont dévoyées pour « récupérer » des souvenirs, en augmentant la suggestibilité des patients, ce qui peut entraîner la formation de souvenirs erronés ou inexacts. Cela ne concerne pas les pratiques correctement encadrées, qui apportent des bénéfices clairs pour les patients.

Le débat autour des faux souvenirs est central pour comprendre l’amnésie dissociative car il remet en question la fiabilité des souvenirs récupérés, en particulier dans un cadre thérapeutique. En réalité, certains de ces souvenirs pourraient être des constructions mentales, façonnées par des attentes, des croyances culturelles, ou influencées par les techniques thérapeutiques elles-mêmes.

Variabilité des prévalences : les études rétrospectives montrent des taux extrêmement variables (de 6 % à 77 %), rendant difficile une estimation fiable de l’ampleur du phénomène.

Manque d’informativité : les études ne permettent pas d’expliquer les mécanismes derrière l’oubli, se contentant de questions générales sur la perte de souvenirs sans en explorer les causes.

Paradigme Think/No-Think : ce modèle, souvent utilisé pour illustrer l’oubli volontaire, ne correspond pas aux caractéristiques de l’amnésie dissociative et ses résultats sont difficilement reproductibles.

Corrélations faibles : les corrélations entre passé traumatique et dissociation sont jugées faibles à modérées, et les outils utilisés ne mesurent pas précisément l’amnésie dissociative décrite dans le DSM.

Études de cas de faible qualité : sur les 128 études recensées, seules deux respectaient les critères du DSM-5, la majorité ne proposant ni diagnostic différentiel ni exploration d’hypothèses alternatives.

Limite conceptuelle : le retour du souvenir est à la fois la preuve de l’amnésie et de sa réfutation, soulevant une importante question sur la validité scientifique du concept.

Interviews de professionnels

Retrouvez l’entretien « Les souvenirs traumatiques en pratique clinique » avec Géraldine Tapia, maître de conférences en psychopathologie clinique à l’Université de Bordeaux dans le dossier pdf.

Vous y retrouverez également la partie sur les implications juridiques, réalisée avec Laurence Bégon-Bordreuil, magistrate et conseillère juridique auprès de la DIAV.

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Les sources de ce dossier sont disponibles dans le document pdf.

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