Les expériences adverses de l’enfance (en anglais : Adverse Childhood Experiences, ACEs) sont aujourd’hui un concept central en recherche en santé publique. D’abord conceptualisées dans les années 1990, elles englobaient initialement dix types d’expériences négatives vécues dans l’enfance. Depuis, leur périmètre s’est élargi, soulevant des questions sur la pertinence et l’utilisation du concept pour la promotion de la santé à l’échelle collective et l’amélioration des prises en charge individuelles. Comment le concept a-t-il évolué et que peut-on en dire aujourd’hui ? Quels sont ses liens avec le trouble de stress post-traumatique ?
Temps de lecture : 8 minutes
Un concept qui a évolué avec le temps
Les ACEs désignent un ensemble d’expériences négatives vécues pendant l’enfance et associées à des conséquences délétères sur la santé physique et mentale à l’âge adulte. Elles incluent différentes formes de maltraitance (physique, émotionnelle, sexuelle), de négligence et de dysfonctionnements familiaux.
Michelle Kelly-Irving, épidémiologiste sociale à l’Inserm, précise : « À l’origine, le concept était structuré autour de domaines précis comme la violence physique ou la négligence, mais il s’est progressivement élargi pour inclure des dimensions comme les conditions socio-économiques. »
L’étude fondatrice menée par Felitti et ses collègues en 1998 a révélé qu’une exposition répétée aux ACEs augmente considérablement le risque de développer des comportements de santé à risque (e.g., toxicomanie), des maladies chroniques et des troubles psychiatriques. Aujourd’hui, des recherches confirment que les personnes ayant subi quatre ACEs ou plus présentent une probabilité plus élevée de pathologies somatiques et psychiques. Ce risque est retrouvé pour le TSPT, les troubles anxieux et la dépression.
Longtemps envisagées comme un simple cumul de facteurs de risque, « ces expériences sont aujourd’hui intégrées dans des modèles plus complexes qui prennent en compte les trajectoires de vie et les interactions avec l’environnement social » tempère l’épidémiologiste Michelle Kelly-Irving. Plutôt que d’être un simple indicateur isolé, les ACEs sont désormais considérées comme un élément parmi d’autres dans la compréhension des inégalités en matière de santé.

Selon le Centers for Disease Control and Prevention (CDC), 64 % des adultes rapportent avoir vécu au moins une expérience adverse durant l’enfance, et 17 % déclarent en avoir subi au moins quatre types. Ces chiffres mettent en évidence la fréquence de ces expériences et leur impact potentiel sur la santé.
Typologie des expériences adverses de l’enfance (ACEs). Source : CDC
« Les ACEs modèlent la réponse au stress et sculptent le cerveau »
Les recherches montrent que les expériences adverses de l’enfance (ACEs) modifient profondément la réponse au stress et peuvent favoriser l’émergence d’un TSPT, et particulièrement d’un TSPT complexe. Sur le plan neurobiologique, une exposition précoce et répétée au stress perturbe la maturation des circuits cérébraux impliqués dans la régulation des émotions et dérégule l’axe du stress. Les amygdales cérébrales, complexes regroupant plusieurs noyaux dans chacun des hémisphères cérébraux, constituent des structures d’importance dans le traitement émotionnel.
Ces structures sont un bon exemple du poids de l’interaction entre les ACEs, le développement du cerveau et la régulation émotionnelle : selon le moment où l’adversité survient, le développement amygdalien peut être altéré, conduisant soit à une hyper-réactivité aux stimuli stressants, soit, à l’inverse, à un émoussement de la réponse émotionnelle.
Cette inscription développemental rend compte que tout n’est pas qu’une question de présence ou d’absence de ces expériences. Ce qui semble compter, c’est aussi leur accumulation ainsi que les moments de vécus d’adversité. En moyenne, les personnes exposées aux ACEs ont un risque plus élevé de subir une dysrégulation du système de réponse au stress, comme si chaque nouvelle exposition venait à les fragiliser avec un risque plus prégnant selon les périodes de développement où surviennent les adversités.
« Le système de réponse au stress est modelé par les expériences de l’enfance. Une activation répétée du cortisol peut déséquilibrer les circuits neuronaux impliqués dans la régulation des émotions », explique Marion Trousselard, médecin et chercheuse en physiologie du stress.
La neuroscientifique souligne également que le cerveau, en développement jusqu’à l’âge adulte, est particulièrement vulnérable à ces perturbations. Certaines structures, comme l’amygdale, n’atteignent leur maturité que progressivement : « Si un enfant est exposé à une négligence sévère à deux ans, un des moments critiques pour le développement du fonctionnement des noyaux amygdaliens, cette dernière pourrait devenir hyper-réactive. Mais une exposition répétée à des traumas plus tard dans l’enfance peut aboutir à une atrophie de cette structure, limitant ensuite la capacité à ressentir ou exprimer des émotions. »
Outre ces altérations cérébrales, les ACEs influencent également la construction des réseaux sociaux et affectifs. Marion Trousselard met en avant leur rôle dans la formation de la cognition sociale : « Un attachement insécure, qui se construit dès les premières interactions avec le caregiver (i.e., le donneur de soin), va façonner la manière dont l’individu perçoit et interprète les émotions des autres. Si cette perception est biaisée, le stress peut être activé de manière inadaptée et va contribuer à une vulnérabilité augmentée face aux événements traumatiques ultérieurs. »
« Un enfant entouré, c’est un enfant mieux protégé »
Certaines conditions peuvent atténuer les effets des ACEs. Le soutien social joue un rôle central, mais il ne se limite pas au cercle familial. L’accès à l’éducation, la stabilité affective ou encore la capacité à réguler ses émotions sont autant de facteurs qui influencent la manière dont un individu réagit à une adversité précoce.
Une étude récente met en évidence que les personnes ayant pu compter sur une figure de soutien, que ce soit un parent, un enseignant ou un proche, développent une meilleure résilience face aux expériences traumatisantes de l’enfance. À l’âge adulte, des relations stables et sécurisantes participent aussi à limiter les conséquences des ACEs sur la santé mentale.
« Un environnement bienveillant ne protège pas seulement psychologiquement, il agit aussi sur la physiologie du stress. Un individu qui se sent soutenu aura une réponse hormonale plus équilibrée, ce qui limite les effets délétères du stress chronique. » explique Marion Trousselard.
Toutefois, ces facteurs protecteurs ne sont pas répartis de manière égale au sein de la population. Les travaux en santé publique insistent sur l’influence du contexte économique et social : un enfant évoluant dans un milieu précaire aura plus de difficulté à mobiliser des ressources sociales, ce qui peut avoir, comme conséquences, d’accentuer les effets délétères des ACEs.
Le Centers for Disease Control and Prevention (CDC) met en avant une approche globale pour limiter les effets des ACEs, en insistant sur la nécessité d’actions collectives et structurelles. Dans une vidéo éducative, l’agence illustre comment les ACEs influencent la santé tout au long de la vie et propose cinq stratégies pour réduire leur impact, notamment par le renforcement du soutien économique aux familles et l’amélioration des compétences parentales.
« Un outil utile, mais à manier avec prudence »
Si les recherches sur les ACEs ont permis d’éclairer les effets des expériences négatives de l’enfance sur la santé à l’âge adulte, leur utilisation ne doit pas être simpliste. « Être témoin d’une dispute ou subir des violences graves n’a pas le même impact, et pourtant, ces situations sont parfois comptabilisées de la même manière » nuance Michelle Kelly-Irving.
Le concept a été pensé pour la recherche en santé publique, et non pour établir un diagnostic individuel. « Identifier des personnes sans avoir de solutions à leur proposer peut générer plus de détresse que de bénéfices », avertit-elle. Dans certains contextes, comme aux États-Unis, des scores d’ACEs sont utilisés pour justifier des décisions judiciaires, par exemple pour évaluer la dangerosité d’un individu ou le placement d’un enfant, ce qu’elle juge inapproprié.
L’enjeu n’est pas de comptabiliser mécaniquement l’adversité, mais bien d’en saisir la complexité et d’intégrer ce que l’on reconnaît aujourd’hui comme des facteurs de protection dans la prise en charge des individus. Comme le souligne Marion Trousselard, « comprendre comment le stress chronique qui s’installe dès l’enfance en présence d’adversité répétée modifie la physiologie du cerveau est une avancée majeure, mais il ne faut pas enfermer les individus dans un déterminisme biologique. »
Plutôt que de figer les ACEs dans un cadre rigide, il s’agit d’avantage de les appréhender avec mesure, en tenant compte des trajectoires individuelles, de l’impact du contexte et des limites, inhérentes aux outils d’évaluation actuels.
- Buchanan, M., Walker, G., Boden, J. M., Mansoor, Z., & Newton-Howes, G. (2023). Protective factors for psychosocial outcomes following cumulative childhood adversity : Systematic review. BJPsych Open, 9(6), e197.
- Crede, M., Tynan, M., Harms, P. D., & Lester, P. B. (2023). Clarifying the association between adverse childhood experiences and postdeployment posttraumatic stress disorder symptom severity : A meta-analysis and large-sample investigation. Journal of Traumatic Stress, 36(4), 700‑711.
- Santé publique France. (2019). État des connaissances scientifiques sur les adversités durant l’enfance. La Santé en action, (447), 1-22.
- Tarquinio, C. L., Trousselard, M., Rotonda, C., & Tarquinio, C. (2024). Modèles descriptifs de l’adversité vécue durant l’enfance (Adverse Childhood Experiences) et implications pour la recherche : État des lieux et perspectives. Annales Médico psychologiques, revue psychiatrique, 182(3), 242‑250.
- Relationship of childhood abuse and household dysfunction to many of the leading causes of death in adults. The Adverse Childhood Experiences (ACE) Study—PubMed. (s. d.).