Santé mentale et cyberpédocriminalité : prévenir les risques psychologiques liés à l’exploitation sexuelle des enfants dans un monde numérique en plein essor
Avec une augmentation de 87 % des signalements de contenus d’abus sexuels en ligne depuis 2019, l’exploitation sexuelle des enfants en ligne s’adapte aux évolutions technologiques, rendant ces crimes plus faciles à commettre. Face à cette menace croissante, il est essentiel de comprendre non seulement l’ampleur du phénomène, mais aussi ses répercussions psychologiques sur les victimes afin de développer des stratégies éducatives pour mieux protéger les enfants.
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Récemment, une enquête australienne a révélé que 15,1% des hommes australiens ont déjà éprouvé une attirance sexuelle envers les enfants, et 9,4% ont commis des infractions sexuelles. Ces chiffres alarmants montrent à quel point le problème est répandu et soulignent à quel point internet ajoute une nouvelle dimension à ce fléau. En effet, bien qu’internet puisse paraître anonyme, il ne l’est pas véritablement mais reste une plateforme facilement accessible pour commettre ces crimes, augmente ainsi les risques pour les enfants.
Dans ce contexte, l’exploitation et les abus sexuels en ligne envers les enfants, désignés par l’abréviation anglaise OCSEA (Online Child Sexual Exploitation and Abuse), représentent une part importante de la cyberpédocriminalité. L’OCSEA recouvre un large éventail d’infractions facilitées par la technologie. Parmi ces infractions, on trouve notamment la production, la diffusion et la possession de matériel d’exploitation sexuelle des enfants (CSEM), le grooming en ligne (mise en confiance d’un mineur puis sollicitation à des fins sexuelles), le sexting (partage de contenus à caractère sexuel), la sextorsion (chantage sexuel), ainsi que la revenge porn.
L’OCSEA englobe également l’exploitation sexuelle commerciale des enfants, y compris par la prostitution en ligne, et le livestreaming d’abus sexuels, qui permet la production et la diffusion en temps réel de ces actes. Le rapport « Evaluation mondiale de la menace en 2023 » de WeProtect Global Alliance souligne une augmentation de 87% des signalements de contenu d’abus sexuel en ligne depuis 2019. Les nouvelles technologies numériques, en particulier le développement de l’intelligence artificielle (IA), permettent aux criminels de créer et de diffuser du contenu abusif plus facilement que jamais.
Une explosion des cas d’abus sexuels sur mineurs en ligne
Le rapport de WeProtect souligne qu’en 2022, le National Center for Missing & Exploited Children (NCMEC), une organisation fondée par les Etats-Unis, a reçu plus de 32 millions de signalements de contenu d’abus sexuels sur les enfants en ligne, soit une augmentation de 87% depuis 2019. Les abus se présentent sous plusieurs formes : coercition pour la production de contenu abusif (souvent liée à des actes de viols enregistrés pour produire du matériel pédopornographique), sextorsion financière, images générées par IA.
Les auteurs du rapport alertent sur ce dernier point : les technologies émergentes, telles que sont la réalité étendue (XR) et l’IA générative, présentent des risques pour la sécurité des enfants. Elles sont utilisées par les prédateurs pour créer de toutes pièces des contenus abusifs mais également pour éviter toute détection.
Des répercussions psychologiques bien réelles
Bien que ces crimes se déroulent dans un environnement immatériel, les dommages qu’ils causent à la santé mentale des victimes d’abus sexuels en ligne sont, eux, bien réels. Les enfants touchés par l’OCSEA, qu’ils soient victimes de sextorsion ou de coercition pour la production de contenu pédopornographique – souvent perpétrée dans le cadre d’abus intrafamiliaux, notamment incestueux- rencontrent des difficultés relationnelles, éprouvant des problèmes à établir et à maintenir des relations intimes et amicales, en raison de la trahison et de la manipulation subies. La dépression, l’anxiété, l’automutilation, les idées suicidaires, la honte et la culpabilité sont autant de conséquences directes des actes de l’OCSEA.
Beaucoup de ces enfants développent un trouble de stress post-traumatique, dont les effets sont accentués par la permanence des images en ligne de leur abus. La possibilité que ces images soient vues par un public inconnu, à tout moment, renforce leur sentiment d’insécurité et d’exposition continue, aggravant ainsi leur détresse psychologique. La crainte constante que ces images soient partagées ou réutilisées ajoute une dimension traumatique supplémentaire, créant un cercle vicieux de revictimisation qui complique encore leur processus de rétablissement.
Le poids de la honte après un abus sexuel
On estime notamment que « la honte suite à un abus sexuel contribue à des intrusions (comme des cauchemars, des flashbacks et des pensées intrusives) et explique également les relations entre ces abus la dépression, la boulimie, les conflits familiaux futurs et la revictimisation ». Elle « prédispose également les individus à développer un trouble de stress post-traumatique en réponse à d’autres traumatismes et est étroitement liée au développement de la dissociation » .
La honte et la culpabilité renforcent la peur de révéler les abus, ce qui conduit souvent à l’isolement social et à des difficultés à chercher de l’aide. Ces émotions peuvent également déclencher des attaques de panique, des troubles du sommeil et des problèmes de concentration, aggravant ainsi la souffrance psychologique des victimes. Dans le cadre de l’OCSEA, bien que les recherches spécifiques soient encore en développement, il est plausible de penser que la crainte persistante de la diffusion des images et la stigmatisation sociale qui en résulte peuvent accentuer ces sentiments de honte et de culpabilité, créant ainsi un cercle vicieux de détresse psychologique.
Une documentation insuffisante en contexte judiciaire
Les recherches montrent également que la santé mentale des victimes d’abus sexuels en ligne est souvent négligée dans les documents juridiques. C’est ce que révèle une analyse de 98 jugements suédois rendus entre 2016 et 2020, où la santé mentale des enfants victimes, en particulier ceux soumis à des actes tels que la sextorsion ou l’incitation à produire des contenus sexuels, n’était mentionnée que dans moins de la moitié des cas.
La santé psychologique était mentionnée dans seulement 48% des cas, et plus fréquemment dans les cas combinant abus en ligne et hors ligne (76,5%) par rapport aux abus en ligne seuls (42%).
Des facteurs de vulnérabilité préexistants
Par ailleurs, cette même étude suédoise a mis en lumière différents facteurs de vulnérabilité chez les enfants victimes d’abus sexuels en ligne, soulignant la nécessité de les intégrer pleinement dans l’analyse des dossiers judiciaires.
- Vulnérabilités individuelles : Certains enfants présentent des fragilités psychologiques ou des déficits cognitifs qui augmentent leur susceptibilité face à la prédation en ligne. Une étude a révélé qu’une fragilité psychologique préexistante était constatée dans 16,3 % des cas avant l’abus.
- Troubles psychologiques : Les victimes de sextorsion ou d’incitation à la production de contenu sexuel en ligne peuvent souffrir de dépression, de troubles anxieux ou de symptômes de stress post-traumatique, autant de facteurs qui les exposent davantage aux risques en ligne.
- Déficiences cognitives : Des retards cognitifs ou des déficiences intellectuelles peuvent être présents, rendant les enfants plus vulnérables aux manipulations par des prédateurs, en particulier dans les contextes où ils sont incités à participer activement à des actes sexuels.
- Contexte relationnel défavorable : Les interactions sociales et familiales jouent un rôle prépondérant dans la vulnérabilité des enfants. Un environnement relationnel déficient amplifie le risque d’abus en ligne.
- Isolement social : De nombreux enfants victimes, notamment ceux ciblés par des prédateurs en ligne, se trouvent dans une situation d’isolement, souvent renforcée par un manque de soutien familial ou éducatif.
- Environnements stressants : Les violences domestiques ou le harcèlement scolaire sont des facteurs aggravants qui accroissent la réceptivité des enfants aux sollicitations des agresseurs en ligne.
- Comportements autodestructeurs : Certains enfants manifestent des comportements autodestructeurs avant même d’être victimes d’abus, ce qui souligne l’urgence d’une intervention préventive.
- Automutilation et idéations suicidaires : Ces comportements traduisent un profond mal-être et peuvent rendre les enfants particulièrement vulnérables aux interactions en ligne malveillantes, comme dans les cas de sextorsion où ils se sentent contraint de se soumettre aux demandes de l’agresseur.
Le cas du livestreaming
La technologie de livestreaming (diffusion en direct sur internet) a introduit une nouvelle dimension dans l’exploitation et les abus sexuels des enfants en ligne. Les recherches menées par Catharina Drejer, chercheuse à l’Université Métropolitaine d’Oslo, révèlent que les victimes de ces abus sont majoritairement des filles âgées de 7 à 17 ans. Souvent, ces enfants sont manipulés par des proches, y compris des membres de leur famille ou de leur communauté locale pour participer à une diffusion en direct en échange d’argent.
La pandémie de COVID-19 a exacerbé cette situation, entraînant une augmentation notable des cas de ce qu’on appelle le « Livestreaming Child Sexual Abuse » (LSCSA), en raison de l’utilisation accrue des services de livestreaming tels que Facebook Live, Zoom et autres plateformes sociales. Les abus sont facilités par des criminels qui exploitent ces technologies pour diffuser en direct les abus, souvent sollicités par des prédateurs éloignés qui paient pour ces services via des systèmes de transfert d’argent anonymes. Les conséquences psychologiques pour les victimes de actes sont graves, avec un risque important de revictimisation dû à la diffusion continue des images de leur exploitation sexuelle sur le web.
Des obstacles juridiques et technologiques
Sur le plan juridique et technologique, plusieurs obstacles rendent la poursuite de ces crimes particulièrement difficile. Premièrement, le livestreaming d’abus sexuels sur enfants ne dispose pas d’une définition juridique claire et n’est pas toujours traité comme une infraction distincte dans de nombreuses législations nationales. Ce vide juridique empêche souvent une poursuite efficace des auteurs, d’autant plus que l’absence d’harmonisation des lois à l’échelle internationale, notamment en raison des divergences d’interprétation des lois entre pays, complique la coopération judiciaire à l’échelle internationale.
Pour surmonter ces obstacles, des progrès sont nécessaires à la fois au niveau des lois internationales et des technologies de détection, notamment en développant des méthodes plus avancées pour surveiller, identifier et poursuivre les criminels tout en respectant les cadres de protection des données personnelles.
Des interventions éducatives pour prévenir les abus sexuels en ligne
Avec l’augmentation de l’accès des enfants à internet, les risques de sollicitation sexuelle, de harcèlement en ligne et d’exposition à la pornographie se multiplient. Dans ce contexte, les programmes éducatifs jouent un rôle décisif pour améliorer la sécurité en ligne des mineurs. Les jeux éducatifs en ligne, par exemple, captivent leur attention et renforcent la rétention des connaissances. Cependant, il demeure difficile de changer les comportements à risque.
Certaines études montrent même une augmentation des comportements risqués après certaines interventions, probablement en raison d’une curiosité accrue envers les sujets abordés. Néanmoins, certains programmes se révèlent prometteurs. Le programme Cross-Age Teaching Zone (CATZ), développé en Angleterre à l’Université de Chester, en est un exemple. Dans ce programme, des enfants plus âgés transmettent aux plus jeunes des connaissances en matière de sécurité en ligne, telles que la reconnaissance des risques et les stratégies pour les éviter. Les compétences transmises incluent non seulement l’identification des personnes mal personnes mal intentionnées, mais aussi la gestion de la confidentialité, la protection contre le cyberharcèlement et les virus informatiques.
Résultats ? Les participants ayant suivi le programme ont montré une meilleure rétention des informations, tant chez les tuteurs plus âgés que chez les élèves plus jeunes. Ils ont non seulement acquis des compétences essentielles en matière de sécurité en ligne, mais ont également montré un véritable enthousiasme à apprendre de leurs pairs. Aussi, l’implication active des élèves plus âgés en tant que tuteurs renforce leur propre compréhension des risques en ligne tout en sensibilisant les plus jeunes.
Par ailleurs, l’éducation des parents et des professionnels travaillant avec des enfants est également primordiale. A ce titre, des initiatives comme « Stop It Now! » aux États-Unis et au Royaume-Uni montrent que renforcer les connaissances et la confiance des adultes peut également être bénéfique pour protéger les enfants.
Une approche systémique pour une prévention efficace
Pour augmenter l’efficacité de la prévention, il est essentiel d’adopter une approche qui implique non seulement les enfants, mais aussi les parents, les enseignants et les acteurs locaux, tels que les associations et les autorités. Adopter une telle démarche permet de mieux cibler plusieurs aspects : les comportements en ligne des enfants, comme le partage d’informations personnelles ou leurs interactions avec des inconnus, leurs attitudes face aux risques numériques et leur conscience des dangers, ainsi que leurs connaissances des outils de protection, comme la gestion des paramètres de confidentialité ou le signalement de comportements inappropriés.
En intégrant des éléments de leur culture numérique, ces interventions deviennent plus pertinentes et efficaces ». L’intégration de technologies dans les programmes éducatifs peut également rendre l’apprentissage plus interactif et pertinent. En témoigne une enquête réalisée par Hartikainen et ses collègues en 2019, qui a montré que les enfants réagissent positivement lorsque les interventions intègrent des aspects de leur propre culture numérique, tels que leurs habitudes et préférences en matière d’utilisation des médias et des technologies.
Une approche de santé publique pour une prévention efficace
Le rapport de WeProtect recommande d’adopter une approche de santé publique pour mieux comprendre, prévenir et traiter les abus sexuels en ligne. Inspirée des réponses apportées à d’autres problèmes mondiaux urgents, cette approche se concentre sur la prévention des abus et la prise en charge des conséquences psychologiques.
L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) résume les quatre étapes clés d’une approche de santé publique pour comprendre et prévenir la violence :
- Définir et surveiller le problème : Recueillir et analyser des données pour comprendre l’ampleur et la nature des abus sexuels en ligne.
- Identifier les causes du problème : Examiner les facteurs de risque et de protection qui influencent la probabilité des abus.
- Concevoir, mettre en œuvre et évaluer des interventions : Développer et tester des interventions pour prévenir les abus et soutenir les victimes.
- Intensifier les interventions efficaces : Déployer largement les interventions qui ont prouvé leur efficacité tout en continuant à les évaluer pour assurer une amélioration continue.
Les conclusions du rapport mondial sont claires : les interventions doivent inclure des approches centrées sur l’enfant pour minimiser la retraumatisation et améliorer l’accès aux structures de soutien. En même temps que prévenir les abus avant qu’ils ne se produisent, les efforts doivent cibler un soutien adéquat aux victimes pour atténuer les effets traumatiques à long terme et leur permettre de se reconstruire.