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Adolescente, Marie Derrien se prédestinait à la médecine. « Avec un bac scientifique, l’idée était de devenir urgentiste ou pédiatre », explique-t-elle. Elle opte finalement pour des études littéraires. Mais lorsqu’il s’agit de choisir un premier sujet de recherche, elle se tourne sans hésitation vers l’histoire de la médecine. « Dans ce champ, c’est la psychiatrie qui m’a le plus attirée. »

Ce choix est influencé par plusieurs rencontres, en particulier celle d’Isabelle Von Bueltzingsloewen, historienne de la psychiatrie, connue pour ses travaux sur la famine dans les hôpitaux psychiatriques durant la Seconde Guerre mondiale. Sous sa direction, elle entame ses premières recherches à Lyon.

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Dossiers médicaux de l’hôpital psychiatrique départemental du Rhône : ces documents fournissent des témoignages précieux de soldats et de leurs familles sur la guerre et ses répercussions psychologiques. Archives du Centre hospitalier Le Vinatier, photo présentée dans : Marie Derrien,  « La tête en capilotade ». Les soldats de la Grande Guerre internés dans les hôpitaux psychiatriques français de 1914 aux années 1980 »Les Carnets du LARHRA [En ligne], 1 | 2016, mis en ligne le 12 juillet 2018, consulté le 09 janvier 2025.

Ces archives, précise-t-elle, sont d’une richesse exceptionnelle. Contrairement à d’autres champs de la médecine, la psychiatrie produit des dossiers nominatifs très détaillés, en raison des obligations légales de suivi des patients. Ce sont des « archives de l’intime », où il est possible de suivre les parcours de vie de personnes,  souvent éclipsés des récits historiques traditionnels.

Un jour, alors qu’elle consulte des dossiers de patients de l’hôpital psychiatrique du Vinatier, elle remarque une annotation répétée sur plusieurs pochettes : ART. 55. Cette mention l’intrigue. Après enquête, elle comprend qu’il s’agit d’une référence à l’article 55 de la loi sur les pensions militaires, qui permet de prélever les frais d’hospitalisation sur la pension des anciens combattants. Ce simple détail devient la pierre angulaire de sa thèse, consacrée à l’internement des soldats après la Grande Guerre.

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Le dortoir de l’asile de Bron vers 1900. Ce type de dortoir collectif, typique des grands asiles psychiatriques français, rappelle les conditions d’internement des soldats souffrant de troubles psychiques après la Grande Guerre. (Photo provenant du Centre de documentation de la Ferme du Vinatier)

Ces soldats, brisés par la guerre, présentent des délires marqués par des visions de tranchées. « On ne délire plus l’usine, on délire la tranchée », explique-t-elle. Ces délires ne sont pas reconnus comme les manifestations d’un traumatisme psychique, car à l’époque, ce concept n’existe pas encore. « On ne parle pas de trouble de stress post-traumatique (TSPT) à l’époque. On parle de délires que la guerre vient colorer. »

Mais la guerre transforme aussi les pratiques de soin. Pour répondre à l’afflux de soldats souffrant de troubles psychiques, l’armée met en place des centres médico-militaires, où une partie d’entre eux sont pris en charge sans être internés. Une innovation qui préfigure les dispositifs contemporains de déshospitalisation. 

En 2016, après avoir soutenu sa thèse, Marie Derrrien fait la rencontre de Mathilde-Rossigneux-Méheust, maîtresse de conférences à l’Université Lumière Lyon 2 et spécialiste de l’histoire des classes populaires, du genre et de la vieillesse. Elles décident de lancer ensemble une enquête sur un arrangement institutionnel expérimenté, en juillet 1956, au sein de la Préfecture de la Seine : le transfert de « vieillards » internés dans les hôpitaux psychiatriques du département vers la maison de retraite de Villers-Cotterêts, dans l’Aisne.

En étudiant la mise en place du dispositif, les discussions entre les institutions de soin et d’assistance, les effets de cette initiative sur les populations déplacées et l’ensemble des difficultés que soulève ce bricolage administratif, elles font dialoguer l’histoire de l’action publique locale, de la psychiatrie et celle de la vieillesse.

Leur travail cherche ainsi à mieux comprendre les défis posés par la prise en charge d’une population jusqu’alors peu prise en compte par l’État social et rarement étudiée par les historiens. Il se poursuit par d’autres recherches consacrées, notamment, aux colonies familiales d’aliénés. Créées au tournant du XXème siècle à Dun-sur-Auron (Cher) et Ainay-le-Château (Allier), elles constituent une expérience pionnière de prise en charge à domicile d’hommes et de femmes atteints de maladies mentales, en particulier de personnes âgées.

Leur fonctionnement repose sur les soins délivrés par des femmes appelées « nourricières » qui accueillent chez elles ces « pensionnaires » contre une maigre indemnité journalière. Poursuivant leur travail commun, les deux chercheuses préparent aujourd’hui un ouvrage sur la santé mentale et le vieillissement, qui envisage la question dans une perspective historique, du XIX au XXe siècle. Il paraîtra prochainement aux éditions du Seuil. 

En 2017, Marie Derrien devient maîtresse de conférences à l’Université de Lille. Stéphane Michonneau, professeur d’histoire contemporaine qui dirige alors le laboratoire de recherche qu’elle vient de rejoindre, lui propose d’intégrer  l’équipe qu’il a constituée pour travailler sur les usages sociaux et politiques des ruines de guerre. Babeth Robert, directrice du Centre de la Mémoire d’Oradour-sur-Glane en fait partie.

Cette rencontre conduit Marie Derrien à s’intéresser à cette commune de la Haute-Vienne où, le 10 juin 1944, 643 personnes ont été massacrées par la division SS Das Reich. Plus qu’un simple tas de pierres, le village en ruine est devenu un symbole de la mémoire collective. Mais au-delà des pierres, l’histoire d’Oradour trouve également un écho dans les archives psychiatriques.

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Les ruines du village d’Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne), incendié lors du massacre du 10 juin 1944 par la 2e division SS Das Reich (Photo : Thérèse Gaigé, via Wikimedia Commons, CC0).

Marie Derrien s’associe à l’historienne Fanny Le Bonhomme, maîtresse de conférences à l’Université de Poitiers, pour enquêter sur les séquelles psychiques laissées par le massacre. Des ateliers collaboratifs sont également organisés avec des psychiatres et des psychologues, permettant de croiser les analyses historiques et cliniques.

Depuis 2024, Marie Derrien coordonne par ailleurs un projet financé par l’Agence nationale de la recherche sur le signalement pour troubles mentaux à Paris entre 1940 et 1980. À partir des archives de la préfecture de police à Paris, entourée d’une équipe pluridisciplinaire composée d’une dizaine de chercheurs, archivistes et médecins, elle analyse ces signalements, souvent réalisés par des proches, des concierges ou des voisins, qui ne conduisent pas nécessairement à une hospitalisation.

À travers ses recherches, l’historienne de la psychiatrie  poursuit un objectif clair : faire émerger des trajectoires effacées par l’histoire. De l’asile à la tranchée, du village détruit d’Oradour aux signalements de la préfecture, son travail donne corps aux vies oubliées, éclipsées par les récits officiels. « L’historienne n’est pas une justicière. Je ne suis pas là pour rétablir une vérité ni pour réparer quoi que ce soit, mais pour éclairer. »

Elle insiste sur l’importance du dialogue interdisciplinaire avec les psychiatres, les policiers et les soignants. « J’apprends énormément de ces échanges. »

Quel conseil auriez-vous aimé recevoir au début de votre carrière ? « Continue. Crois dans cette voie. Et surtout, n’hésite pas à jouer collectif. »


  • Julien, E., Derrien, M., & De Oliveira, M. (2022). La vie d’après : Les retours de la Grande Guerre (312 p.). Presses universitaires du Septentrion.
  • Derrien, M. (2021). La clinique psychiatrique départementale d’Esquermes : Une initiative pionnière de prise en charge des troubles mentaux en milieu urbain. Hôpital, ville et citoyenneté, 185-197.
  • Derrien, M. (2020). Soigner les incurables ? L’expérience des colonies familiales et la réforme de l’assistance aux aliénés en France (1892-1939). Revue d’histoire moderne & contemporaine, 67(1), 24-43. https://doi.org/10.3917/rhmc.671.0024
  • Derrien, M. (2018). A new role for asylums? Soldiers’ experiences of institutionalization during World War I in France. Psychiatrie im Ersten Weltkrieg, 187-196.
  • Derrien, M. (2018). 1914-1918 : Un moment pionnier de la déshospitalisation psychiatrique en France ? Pratiques expérimentales et transformations du modèle asilaire pendant la Grande Guerre. In La fin de l’asile ? Histoire de la déshospitalisation psychiatrique dans l’espace francophone au XXe siècle (pp. 39-50).
  • Derrien, M. (2016). “Entrenched from life”: The impossible reintegration of traumatized French veterans of the Great War. In Psychological trauma and the legacies of the First World War (pp. 193-214). Cham: Springer International Publishing.
  • Derrien, M. (2015). Éliminer ou récupérer ? L’armée française face aux fous du début du XXe siècle à la Grande Guerre. Le Mouvement social, 253(4), 13-29.
  • Derrien, M. (2015). « La tête en capilotade » : Les soldats de la Grande Guerre internés dans les hôpitaux psychiatriques français (1914-1980) (Doctoral dissertation, Université Lumière Lyon 2, France).

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