Vincent Leger : Absolument. Nous sommes très sensibles à cette question de la « localisation de l’aide », un sujet débattu depuis de nombreuses années au sein du secteur humanitaire, et notamment dans le contexte du « Grand Bargain » qui appelait à une action humanitaire « aussi locale que possible ». Dès sa naissance, la Fondation a soutenu de nombreuses recherches, surtout en Afrique, destinées à comprendre comment se déroule l’action humanitaire internationale, les relations entre acteurs internationaux et locaux, notamment en contexte de crise.

Par ailleurs, la Fondation est sensible à l’enjeu de la « localisation de la recherche ». Nous nous efforçons de soutenir en priorité des chercheurs issus des terrains d’intervention des praticiens de l’action humanitaire. Par la défense d’une recherche locale, nous entendons contribuer à lutter contre les inégalités d’accès aux financements de la recherche, particulièrement fortes en Afrique, dont la production scientifique représente une part infime de la recherche mondiale. Depuis sa création, les deux tiers (63 %) des recherches que la Fondation a soutenu à l’étranger ont été conduites par un chercheur du pays concerné.

Vincent Leger : De nombreuses recherches soutenues par la Fondation abordent les catastrophes « naturelles
», qui font partie des contextes d’intervention de la Croix-Rouge française. Elles peuvent étudier différents types de phénomènes (inondations, vagues de chaleur, etc.), mais toujours en tenant compte de la perception des risques par les populations, et de la manière dont les acteurs humanitaires et sociaux envisagent leurs actions. Par exemple, la Croix-Rouge française s’investit autant dans la préparation et la sensibilisation, que dans le secours, puis tout ce qui permettra aux populations de se relever et retrouver une vie « normale » après la catastrophe. La Fondation a accompagné le développement du programme de sensibilisation «Paré pa Paré» de la Croix-Rouge française en Guadeloupe, via une recherche sur la perception des risques qui a permis d’adapter ce programme au contexte guadeloupéen, après qu’il ait fait ses preuves à La Réunion.

Toujours pour contribuer à améliorer les programmes de sensibilisation, la Fondation a soutenu aussi une recherche sur la mémoire de catastrophes, et la façon dont elle pourrait être mobilisée et constituer un levier pour la résilience collective. Les situations « post-catastrophe » représentent également une grande part des recherches soutenues. A titre d’exemple, je citerai la recherche d’Annabelle Moatty conduite en 2019 sur les mécanismes de solidarité suite au cyclone Irma et leur poids dans les processus de résilience et d’adaptations individuelles et collectives. Enfin, plus largement et quel que soit le type de crise, la Fondation encourage par la recherche une réflexion sur la façon dont l’action d’urgence peut être articulée à une capacité de résilience et d’autonomisation des populations accompagnées.

Vincent Leger : Largement popularisée en France par Boris Cyrulnik dans les années 1980, la notion de « résilience » a surtout fait flores à partir des années 2000, quand les sciences sociales et en particulier les politiques sociales se sont appropriées elles aussi ce concept. Depuis, la résilience est dans toutes les bouches et de toutes les crises. Le succès de la notion est patent, dans de nombreuses disciplines scientifiques (sciences physiques, littérature, biologie, psychologie, sciences sociales…) tout comme dans les champs de l’action social et de la solidarité internationale.

La notion invite par exemple les professionnels du champ social à poser un autre regard sur la réalité et les modalités d’accompagnement : il s’agit d’aider les personnes à se construire elles-mêmes un chemin de vie en mobilisant les ressources des personnes, de leur entourage, de la communauté. La Fédération internationale des Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR) définit la résilience comme « La capacité des individus, des communautés, des organisations ou des pays exposés à des catastrophes, à des crises et aux vulnérabilités qui les sous-tendent, à en anticiper les effets, à s’y préparer, à en réduire l’impact, à les surmonter et à se remettre des chocs et des pressions sans compromettre leurs perspectives de développement à long terme. »

Vincent Leger : Absolument. Cette notion nous invite à poser un autre regard sur l’accompagnement des populations. Il ne s’agit plus seulement d’apporter une aide d’urgence, mais de permettre aux personnes de se reconstruire et s’autonomiser en mobilisant leurs ressources propres et celles de leur entourage, de leur communauté. Cela dit, comme tout concept englobant, la définition du mot résilience a évolué au gré des disciplines, des auteurs et des époques, et elle peut prendre des sens très différents selon les acteurs concernés, ce qui rend son utilisation complexe. Aussi, ce terme est régulièrement sujet à débat. Pour certains, la résilience des populations face aux chocs suite à une crise ou expérience traumatique pose en effet un enjeu sociétal majeur, qui ne doit pas conduire à une inégale répartition des responsabilités voire à une déresponsabilisation des acteurs privés et publics au détriment des populations. Pour d’autres, cette résilience est difficile à opérationnaliser
et pose de nombreuses questions éthiques, idéologiques, politiques, au sens fort du terme, concernant notamment la définition et le coût social de l’adaptation transformationnelle induite
par les politiques visant à construire la résilience des individus.

Qu’est-ce que la résilience ? Existe-t-il différents types de résilience ? Comment connaitre le niveau de résilience d’une personne, d’une organisation ou d’une société ? Peut-on mesurer la résilience ? Peuton agir sur la résilience ? Que sait-on des conditions du succès d’actions destinées à se préparer aux chocs, voire à les éviter et s’y adapter sur le long terme ? Quel rôle possible pour les praticiens de l’action sociale ou de la solidarité internationale dans cette action ? Voilà tout un tas de questions qui animent les recherches soutenues par la Fondation sur la notion de résilience des populations face aux chocs suite à une crise ou expérience traumatique (catastrophe naturelle, crise sanitaire, parcours migratoire), et également sur la résilience des praticiens de l’action sociale ou de la solidarité internationale qui leur viennent en aide, et qui sont dans la nécessité de s’adapter, voire de se réinventer dans un contexte de crises écosystémiques aussi imprévisibles qu’irréversibles.

Vincent Leger : L’augmentation importante du nombre de catastrophes « naturelles » depuis plusieurs décennies engendre des crises humanitaires et sanitaires aux causes et modes de gestion spécifiques et dont la multiplication, selon toute prévision, amènera ONG, États, entreprises, institutions internationales à gérer des volumes d’opération en forte croissance à l’avenir. Ce contexte nouveau conduit les acteurs de la société civile et institutions internationales à repenser leur action dans l’optique d’une transition ou articulation plus poussée avec les objectifs du développement durable, et les pouvoirs publics locaux à opter pour des modes innovants de gestion des risques de catastrophes et de transition énergétique.

Il est donc important de s’interroger sur ce que ces bouleversements environnementaux impliquent à la fois en termes de conséquences pour les populations ainsi qu’en termes de conception et de pratique de l’action humanitaire. En conséquence, je ne peux qu’encourager les chercheurs à travailler en collaboration avec les acteurs de la réponse aux conséquences des catastrophes. La Fondation Croix-Rouge française est là pour les y aider.